Alice Crane 2 : Les Anciens Dieux

Chapitre 1
         
          - Ça va faire mal, prévins-je.
        - Ce n'est pas la première fois que j'entends ça, répondit James avec un rire qui sonnait faux.
          Je secouai la tête.
          - Si tu continues à te jeter tête la première sur les griffes et les crocs de tous les corbusards d'Edencity, ce n'est pas la dernière non plus.
          Je pris une pince sur le petit plateau de chirurgie que j'avais récemment subtilisé dans l'armoire du laboratoire dans lequel je travaillais. Je jetai un coup d'œil au visage de James pour vérifier qu'il tenait le coup avant de poser la main près de la plaie béante qui creusait son flanc. Il avait repris des couleurs, même s'il transpirait abondamment et que sa respiration était toujours haletante Si je n'avais pas été le médecin personnel de James au cours des six derniers mois, j'aurais été stupéfaite par le fait qu'il soit encore conscient, mais James m'avait prouvé à de nombreuses reprises son incroyable résistance à la douleur.
          James avait l'habitude d'avoir mal.
          - Je vais devoir extraire ce qu'il y a là-dedans, dis-je. Tu es sûr que ce n'est pas une balle ?
          - Sûr et certain.
          James passa une main dans ses cheveux châtains. Ils étaient trempés de sang et sueur et collaient à son crâne, lui donnant un air féroce qui me fit frissonner. Il ressemblait en cet instant bien plus à un animal blessé qu'aucun des corbusards que j'avais rencontrés. Ceux que l'Organisation et James refusaient de reconnaître comme humains et que j'avais pour ma part du mal à classer comme quoi que ce soit appartenant à cette Terre.
          - L'anesthésie te suffit ? demandai-je.
          Je lui avais fait une anesthésie locale. Encore quelque chose qui venait du laboratoire. J'avais eu l'intuition qu'avec le peu de mal que James se donnait pour rester en un seul morceau, je finirais forcément par en avoir besoin.
          J'avais espéré que ce ne serait pas aussi tôt. Je l'avais déjà recousu dans ma salle de bains à peine un mois auparavant.
          - Oui, dit James. C'est supportable, tu peux y aller.
          - Il va falloir que tu m'aides. Tu vas devoir tenir la lampe de poche pour que je vois ce que je fais. L'éclairage de ta cuisine n'est pas suffisant.
          James acquiesça. Je parlais de ma voix la plus assurée, mais l'opérer de cette façon me rendait plutôt nerveuse. Malgré sa résistance à la douleur hors du commun, James pouvait très bien faire une hémorragie. Ou une septicémie plus tard.
          Et mourir.
          J'examinai encore son visage pour m'assurer qu'il n'allait pas s'évanouir avant de plonger la pince dans son flanc à la recherche du corps étranger que j'avais détecté en nettoyant la plaie.
          - Je sais que ma beauté naturelle te fascine, mais tu ferais mieux de regarder là où ça saigne avant que je sois complètement à sec, plaisanta James.
          Ses yeux bruns étaient vagues, les pupilles dilatées par la douleur, et les muscles de sa mâchoire étaient crispés. Je me contentai de hocher la tête et de me mettre au travail. James était trop buté pour avouer qu'il souffrait le martyr, comme il était trop buté pour arrêter de chercher son frère tout seul dans des endroits qui finiraient par le faire tuer.
          Je ne pouvais rien faire. Rien à part désinfecter, recoudre et m'assurer de temps à autre qu'il ne laissait pas une infection quelconque le ronger. Mais il se passait parfois des jours sans que je le voie et j'étais certaine qu'il lui arrivait de rester autant de temps sans manger ni dormir. Après tout, c'était un petit soldat de l'Organisation, et il utilisait tout son temps libre pour courir de chimère en fantôme sur les traces brumeuses de Gaspard Flynn.
          Parfois, il m'arrivait de penser que, s'il n'en mourait pas, il perdrait la raison à force de douleur, de dangers et de désespoir.
          Je tâtonnai un peu avant de retrouver ce qui était fiché dans la chair de James, quasiment planté dans une fausse côte que l'objet avait ébréchée au passage. Je pris la main de James et la guidait pour avoir un éclairage correct avant de saisir le corps étranger avec ma pince.
          Je comptai silencieusement jusqu'à trois avant de tirer d'un coup sec. James hoqueta avant de réprimer de nouveau toute manifestation de douleur. S'occuper de lui était aussi angoissant que de s'occuper d'un de ces animaux sauvages qui cachent leurs maladies et leurs plaies par instinct de conservation jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour les sauver
          Je levai l'objet vers le plafonnier pour voir de quoi il s'agissait. C'était dur et recourbé, ça faisait à peine un centimètre. Étonnée, je plongeai l'objet dans la bassine d'eau sanguinolente devenue tiède à mes pieds.
          - Qu'est-ce que... On dirait...
          Je tournai l'objet et je le touchai à travers mes fin gants de latex.
          - C'est une griffe ? dis-je, éberluée. Comment tu as fait pour te faire planter une griffe dans les côtes ? Et une griffe de quoi ? L'animal devait faire au moins la taille d'un tigre !
          James m'avait appelée vers sept heures du matin pour me demander de venir "l'aider", ce qui était quasiment toujours un synonyme pour "opérer des plaies effrayantes sans matériel adapté". Il ne m'avait pas précisé comment il avait été blessé. Je n'avais pas posé la question. James était souvent avare de détails.
          Et considérant tout ce que je lui cachais, je ne me sentais pas vraiment le droit d'exiger des explications.
          - Un mage, encore ? hasardai-je.
          Les mages se promenaient parfois avec des animaux improbables. C'était bien le genre de James, d'aller confronter un mage avec un tigre pour obtenir des informations sur son frère.
          James haussa les épaules.
          - Les risques du métier, dit-il.
          J'émis un bruit de dérision.
          - Si tu penses que je vais avaler une seule seconde que tu t'es fait ça dans l'exercice de tes fonctions...
          Je posai la griffe ensanglantée sur la table et je réajustai le coussin que j'avais mis sous mes genoux pour ne pas fatiguer trop vite. Je n'avais jamais compris comment certaines personnes arrivaient à rester des heures à genoux sans avoir l'impression que leurs rotules allaient casser en deux.
          - Je vais devoir te recoudre, maintenant. Encore.
          - Ne fais pas semblant d'être mécontente. Ça te change de tes molécules et de tes petits tubes de prélèvements. Il faut bien que quelqu'un se dévoue pour que tu ne perdes pas trop la main côté médecine ou tu seras coincée dans les labo de l'Organisation jusqu'à ta mort.
          Le bruit des ciseaux coupant le fil chirurgical parut très bruyant dans le silence qui s'installa. James semblait avoir réalisé les implications de ses propos.
          Coincée dans les rouages de l'Organisation pour toujours.
          N'était-ce pas notre lot à tous ?
         

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire