Un après-midi, Maman nous fit
asseoir dans la cuisine, le chien, mon petit frère et moi. Je sus immédiatement
qu'elle avait quelque chose d'important à nous annoncer, parce qu'elle ne prend
pas la peine de nous faire asseoir tous en même temps pour n'importe quoi.
Elle ne
s’était même pas changée en rentrant du travail, ce qui me confirma que l'heure
était grave. Habituellement, elle se précipite dans la salle de bains pour
enfiler un jogging et se démaquiller en arrivant à la maison. Elle dit qu'il
lui est impossible de se détendre quand elle est "déguisée en
universitaire".
- On m'a
proposé un poste au Japon pour l'année prochaine ! annonça-t-elle sans
attendre. Qu'est-ce que vous en dites ?
Son
enthousiasme était trop évident pour qu'il soit nécessaire de demander ce
qu'elle en pensait. Mon frère, Maximilien, haussa les épaules. Il n'avait que
six ans, alors j'imagine que déménager dans un autre pays n'avait pas beaucoup
de sens pour lui. Il s’inquiéta un peu de quitter ses copains, mais il suffit
que maman lui rappelle c'est au Japon que vivent les Pokémons pour qu'il oublie
ses camarades de classe en moins de temps qu'il n'en faut pour dire
"Pikachu".
La
fidélité ne va pas très loin, au CP.
Le chien
se contenta de nous regarder, couché sur le dos. Il se gratta le ventre d'une
patte, et nous choisîmes d'interpréter cela comme un accord tacite. Pour être
honnête, à part quand on sort le chorizo ou les croquettes, il n'est pas très
démonstratif.
Je fis de
mon mieux pour rester neutre et réfléchir calmement à la situation, parce qu’il
était inutile de compter sur les autres membres de cette famille pour s’en
charger. Je demandai à maman ce que cette mutation signifiait pour sa carrière.
Elle me tapota la tête en me disant de ne pas m'occuper de ce genre de
"détails ennuyeux" et partit chercher un carnet pour faire une liste
des endroits qu'elle tenait à visiter quand on serait au Japon. Sa réaction ne
m'étonna pas outre mesure : ma mère est la personne la plus géniale du monde,
mais il est difficile d'avoir une conversation sérieuse avec elle.
En
réalité, j'étais moi aussi très excitée à l'idée de vivre à Tokyo. Il faut dire
que ma mère a commencé à m'apprendre le japonais lorsque j'étais tout bébé, et
elle m’a inscrite dans un collège dans lequel j’ai pu prendre le japonais en
deuxième langue. Je crois qu'elle avait toujours eu l'espoir d'aller vivre
là-bas, même si l'opportunité ne s'était pas présentée jusqu'ici. J'avais déjà
lu des centaines de romans japonais et regardé plus d'anime encore, aussi rêvais-je tout naturellement de faire
l'expérience du Japon réel. De manger les choses dont j'avais lu tant de
descriptions, de voir les paysages, et d'entendre au quotidien les mots que je
répétais inlassablement en révisant le contenu de mon carnet de vocabulaire. Penser
à la famille et aux amis que j'allais laisser en France provoquait une
sensation de pincement brûlant au creux de mon estomac, comme si un trou s’y
creusait lentement pour se remplir de doutes acides. Mais j'étais assez grande
pour comprendre que déménager n'était pas la fin du monde. Et à l'ère
d'Internet, la distance n'était plus un problème aussi insurmontable
qu'autrefois. En fait, j'aurais juré que je communiquais déjà davantage avec
mes amis par l’intermédiaire de l’ordinateur ou du téléphone que face à face.
Ce n'était
pas non plus comme si je quittais la France pour toujours.
Au-delà de
ces considérations, je savais que ma mère aurait donné un rein pour avoir
l'opportunité de travailler au Japon. C'est une fanatique de culture japonaise.
Je ne parle pas du genre de fanatique qui va dans des salons du manga déguisée
en Naruto ou qui joue à des jeux vidéos toute la journée. Non. Ma mère est une
scientifique, même si je serais incapable de définir la nature exacte de ses
activités. Elle n’a jamais été très loquace sur le sujet, se contentant de
répéter à tout le monde qu’il s’agit de "recherches". D'après ce que
j'en sais, elle étudie le système de communication du lagomorphe cannibale à
tête bleue d'Australie, mais, une fois où j'avais invité des amies à la maison,
je l'ai entendue leur affirmer qu'elle travaillait sur une cape d'invisibilité.
Au fil du temps, j'ai appris qu'il faut prendre ce que ma mère dit avec des
baguettes : au premier abord, elle fait impression avec ses tenues
impeccables, ses lunettes et ses diplômes, mais elle adore raconter des
histoires.
Néanmoins,
elle reste une universitaire, et a une façon très académique d'aborder ses
passions. Ma mère est fascinée par le Japon féodal. Elle regarde des films
japonais en noir et blanc avec des batailles entre samouraïs qui durent des
heures, et collectionne des bouquins poussiéreux en japonais ancien qu'elle
achète sur Internet. Autrefois, elle prenait une semaine chaque année pour
partir "à la chasse aux vieux livres" au Japon pendant que papa
restait en France. Ensuite, c’était au tour de ma mère de garder la maison afin
que Papa fasse son propre voyage où il voulait.
Maman
prétend que ces deux semaines de séparation était le secret de la réussite de
leur couple, parce que ça leur laissait juste assez de temps pour se manquer et
pas assez pour s'éloigner l'un de l'autre.
Lors de ma
onzième année, les voyages au Japon s'arrêtèrent.
Papa était
parti faire de l'alpinisme dans l'Himalaya lorsqu'il y eut une avalanche. J'ai
oublié les images retransmises à la télévision. En revanche, je me souviens
encore du visage si pâle qu'il devint presque gris de Maman pendant qu'elle
regardait l'écran. Ensuite, elle s'enferma dans son bureau pour passer des
heures au téléphone. J'entendais seulement les murmures, rugissements et
hoquets de sa voix à travers la porte sans saisir les mots. Mais c'était
suffisant. Et, recroquevillée sur la moquette du couloir, je regardais
Maximilien jouer aux petites voitures en faisant des bruits de moteur avec sa
bouche pendant que quelque chose murmurait, rugissait et hoquetait au fond de
moi.
Le soir,
ma mère nous fit asseoir dans la cuisine, mon frère et moi. Mon frère n'avait
que deux ans et je ne crois pas qu'il avait compris ce qu'il avait vu à la
télévision. Là, Maman nous annonça que Papa avait été enlevé par le Yéti et
qu'elle ne savait pas quand il reviendrait. D'après elle, le Yéti avait besoin
de quelqu'un pour faire le ménage, la cuisine et le repassage et il en avait
assez de vivre seul dans la montagne. Quand il avait vu Papa, il avait tout de
suite compris à quel point c'était un homme exceptionnel. Il avait décidé qu'il
ne pouvait pas le laisser repartir parce qu'il était évident qu'il ne
trouverait aucun autre compagnon humain soutenant la comparaison.
Papa ne
revint jamais.
Son corps
ne fut pas retrouvé non plus. Je continuais de le mettre dans les personnes à
contacter dans la fiche que je remplissais à chaque rentrée scolaire.
J'inscrivais son email dans les coordonnées parce que je n'avais plus son
adresse et que son numéro de téléphone avait été réattribué à un certain
Jérôme, la dernière fois que j'avais essayé d'appeler.
Ma mère
fut convoquée plus d'une fois par l'école de mon frère après une bagarre avec
un de ses camarades de classe qui s'était moqué de lui parce qu'il croyait au
Yéti.
Une fois,
j'ai demandé à Maman pourquoi elle avait inventé cette histoire. Elle m'a
répondu que ce n'était pas une histoire. Qu'elle pouvait vivre en sachant que
Papa préparait du ragoût de yak pour le Yéti quelque part dans une grotte
secrète de l'Himalaya, mais qu'elle serait incapable de continuer s'il ne se
trouvait plus sur la même planète que nous.
C'était
pareil pour moi.
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